La révolte, qui est partie de Tunisie et enflamme le monde musulman, n’était pas prévisible entend-on répéter obstinément ces dernières semaines. Ce n’est pas vrai. Ce qui s’est produit pouvait se comprendre de l’essai « Le rendez-vous des civilisations » que l’historien et démographe français Emmanuel Todd a écrit en 2007 avec Youssef Courbage. Todd avait déjà prévu l’implosion de l’URSS en 1976, en notant que la mortalité infantile y avait recommencé à croître depuis la fin des années 60, et la crise financière actuelle en 2002, en observant que les services financiers, les services d’assurance et l’immobilier augmentaient deux fois plus vite que l’industrie. Dans « Le rendez-vous des civilisations » Todd affirmait, contrairement à l’opinion dominante, que le monde musulman se trouvait engagé dans un processus de modernisation profond et radical qui allait révolutionner les structures familiales, les rapports d’autorité et les références idéologiques. On ne se dirigeait pas vers un choc des civilisations mais vers leur rencontre.
Nous l’avons joint au téléphone, enthousiasmé par le moment historique qui prend forme.
Dans votre ouvrage « Le rendez vous des civilisations » publié en 2007, et contrairement à l’opinion généralement répandue, vous aviez conclu que le monde musulman était engagé sur la voie de la modernité. Pouvez-vous expliquer quels étaient les indicateurs qui vous permettaient d’arriver à cette conclusion
Ce sont les indicateurs classiques de l’analyse culturelle. Le premier indicateur est celui du taux d’alphabétisation avec une attention particulière pour les 20-24 ans, les jeunes adultes. Le deuxième indicateur, c’est l’évolution de la fécondité qui indique si les gens sont en train de contrôler leur destin. Dans les pays arabes les taux d’alphabétisation augmentaient à très grande vitesse, et si l’on regardait la catégorie des jeunes adultes, l’alphabétisation était presque universelle un peu partout à l’exception de quelques pays. De la même manière, les indicateurs de fécondité avaient tous commencé à baisser dans des proportions très importantes bien qu’avec une certaine diversité régionale. Ce qui est intéressant par rapport aux évènements actuels, c’est que si l’on considère le seul monde arabe, le pays où l’indicateur de fécondité était le plus bas en 2007 -à 2 enfants par femme- était la Tunisie…
L’analyse que nous avons réalisée est très simple, elle n’apparaît originale que parce qu’actuellement les gens sont obsédés par les critères économiques. Ils pensent que ce qui est important pour la détermination du destin d’une société ce sont les indicateurs tels que le PIB ou les échanges commerciaux, alors que les indicateurs dont je parle permettent de saisir l’état des mentalités dans une population donnée.
Pourquoi d’après vous ce mouvement inédit de révolte sociale et politique prend-il forme maintenant, et pourquoi dans ces pays là ?
Quand nous étions en train de travailler avec mon ami Courbage sur les indices de fécondité et les taux d’alphabétisation du monde arabe, il était visible que la modernité était présente. Les indices de fécondité étaient déjà tellement bas et les taux d’alphabétisation tellement élevés que l’absence de modernité politique, d’aspirations à la démocratie, nous semblait un peu curieux, particulièrement dans le cas de la Tunisie qui était tellement avancée. Il nous semblait bizarre que le régime de Ben Ali tienne comme cela.
Nous avions alors expliqué ce blocage temporaire avec quelque chose de très spécifique, la structure de la famille arabe. En Europe on ne se marie pas entre cousins, c’est absolument interdit, et même lorsque c’est autorisé cela ne se pratique pas. A l’inverse, dans le monde arabe il y a une préférence pour le mariage entre cousins. Dans le monde arabe central, c’est à dire en Arabie Saoudite, en Syrie ou en Jordanie par exemple, 35% des mariages se font avec une cousine germaine, une cousine au premier degré. C’est ce que l’on appelle l’endogamie, le mariage au sein du groupe familial. L’idée à laquelle nous étions arrivés avec Courbage était que l’endogamie représentait un frein à la modernisation politique. En effet, le groupe familial se referme sur lui-même, l’individu y est comme encastré, prisonnier de ce groupe familial qui empêche l’émergence de l’individu politique actif et libre. Par contre nous n’avions pas suffisamment bien mesuré, notamment dans le cas de la Tunisie, que si l’on regardait ces statistiques en fonction des groupes d’âge, le niveau d’endogamie avait déjà commencé à baisser à grande vitesse en Tunisie. La révolution se déroule maintenant car il y a cette évolution supplémentaire.
Dans le cas de l’Egypte, cela va être un peu différent. Pour ce pays, le taux d’alphabétisation est un peu moins élevé qu’en Tunisie, le taux de fécondité un peu plus élevé -il me semble qu’il est en Egypte de 3 enfants par femme- mais le taux d’endogamie, déjà plus faible au départ, s’est complètement effondré ces vingt dernières années. L’Egypte est ainsi passée de 25% à environ 15% de mariages entre cousins.
Pour résumer on peut distinguer des facteurs précis et des spécificités qui permettent d’expliquer pourquoi certains pays ont été les pays de démarrage de ces révolutions arabes : la Tunisie était le pays le plus avancé sur le plan démographique (2 enfants par femme en 2005), l’Egypte était le plus peuplé des pays arabes avec plus de 80 millions d’habitants mais ce n’est pas un pays du cœur du monde arabe et son endogamie était au départ faible.
Cependant, tout se complique, car il existe aussi des phénomènes de contagion. Il faudrait alors entrer dans le détail de la situation de chaque pays pour voir ce qui pourrait s’y produire. Par exemple, si j’utilise mes indicateurs, je ne dirais pas que les évènements au Yémen ont la même signification car, si la fécondité y a effectivement baissé dans des proportions importantes, les statistiques de l’ONU de la période la plus récente montrent que pour la période 2005-2010, le taux de fécondité du Yémen est encore à 5,5 enfants par femme, le plus en retard des pays arabes.
Quels sont d’après vous les autres pays susceptibles de connaître les mêmes révoltes ?
Il faudra regarder avec une extrême attention ce qui va se passer en Algérie et au Maroc où, dans les deux cas, la fécondité est à 2,4 enfants par femme. Par ailleurs, ce sont, comme la Tunisie, des pays partiellement francophones où les effets de diffusion des valeurs libérales françaises sont aussi importants.
Dans le cas de la Syrie, il ne se passe pas grand-chose pour le moment. Ce pays a pourtant le taux d’alphabétisation sans doute le plus élevé du monde arabe, mais cela ne suffit pas apparemment car la fécondité y est encore à 3,3 enfants par femme et surtout le niveau d’endogamie reste assez élevé.
Les évènements de Libye sont encore un cas spécifique, difficile à analyser car les données ne sont pas très bonnes. Ainsi je ne dispose pas de renseignements sur le taux d’endogamie de ce pays et par ailleurs il y existe une certaine hétérogénéité des populations. Par contre, on sait que la Libye connaît une transition démographique d’une rapidité stupéfiante : dans la période 1980-1985, le nombre d’enfants par femme était de 7, mais en 2005-2010, il était déjà tombé à 2,7, un taux assez proche du Maghreb partiellement francophone.
Mais, le cas de la Libye me surprend car c’est un pays où l’appareil d’Etat disposait de rentes pétrolières très importantes qui permettaient l’existence d’un appareil répressif échappant au contrôle de la population, et pourtant le régime libyen est en cours d’effondrement. C’est très important sur le plan géopolitique car la Libye est un producteurs de pétrole, mais surtout parce que cela indique que l’on peut tout à fait concevoir la même chose en Arabie Saoudite. Dans ce pays, la tendance concernant le taux de fécondité est assez similaire à ce qui s’est passé en Libye. Dans la période 1980-1985, le taux de l’Arabie saoudite était de 7 enfants par femme alors que pour la période 2005-2010, on était déjà tombé à 3,2 enfants par femme. Ce n’est certes pas tout à fait la même situation que la Libye, dans un cas nous avons une monarchie attachée à des valeurs religieuses très conservatrices, alors que dans l’autre cas nous avons un régime qui se voulait révolutionnaire, mais ce sont tout de même des modèles pétroliers très proches et je pense que les dirigeants saoudiens doivent être absolument terrorisés à l’heure actuelle, tout comme les dirigeants américains d’ailleurs.
Ce qui se passe dans le monde arabe commence à me rappeler les évènements de 1848 en Europe, ce qu’on a appelé le « Printemps des peuples », avec une révolution ayant commencé à Paris et qui s’était étendue à la Prusse, l’Autriche, ou l’Italie. Dans certains pays, cette révolution avait plus ou moins réussi alors que dans d’autres elle avait complètement échoué.
On vit, je pense, un grand moment historique, tout à fait stupéfiant. En ce moment il y a tellement de choses importantes que je suis submergé par ces évènements nouveaux tous intéressants où toutes les analyses doivent être faites en même temps !. Dans ce cas présent, je m’enthousiasme au fur et a mesure !
Peut-on prévoir la suite des évènements ? Doit-on s’attendre à une poussée conservatrice ou à une évolution démocratique ?
Prévoir, moi je ne le peux pas ! Les comparaisons se font avec l’histoire antérieure des autres pays du monde car ce processus de modernisation a lieu partout mais à des dates différentes. En ce moment, cela se produit dans le monde arabe, dans le futur ce sera l’ensemble de l’Afrique, et dans le passé c’était le reste du monde.
Regardons la séquence alphabétisation/révolution dans l’histoire et prenons le cas de la France qui a été un pays pionnier dans ce processus. Le taux d’alphabétisation des paysans du bassin parisien avait dépassé les 50% dans le courant de la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Nous avons eu la Révolution française, puis le taux de fécondité a commencé à baisser. Nous avons eu ensuite le rétablissement de la monarchie, d’autres révolutions, le régime autoritaire du Second Empire, et enfin la IIIe République, la vraie héritière de la Révolution, qui ne s’est stabilisée finalement qu’un siècle après la Révolution de 1789.
Ce qui rend les choses encore plus compliquées dans le cas du monde arabe, c’est qu’il y a une accélération dans le temps, une espèce de compression de toutes les évolutions culturelles. Le monde arabe s’est alphabétisé avec beaucoup de retard sur l’Europe mais le processus d’alphabétisation s’est fait en quelques dizaines d’années seulement, et depuis la fin de la deuxième Guerre Mondiale à une vitesse très supérieure à ce qu‘on a connu en Europe. La baisse de la fécondité a ensuite suivi très vite.
Pour moi il y a encore beaucoup d’inconnues et il est impossible de dire si vont émerger tout de suite des démocraties qui fonctionnent correctement, ou si l’on aura le retour de régimes autoritaires temporaires, si l’on aura une composante temporaire religieuse islamique ou pas. Mais par contre, ce que l’on peut affirmer c’est que quelle que soit la forme du régime politique à venir, et même si l’on voit réapparaître des régimes autoritaires dans des pays en révolution actuellement, la nature de la vie sociale restera transformée, l’émergence d’un tempérament individualiste plus libéral dans ces sociétés est un acquis définitif pour lequel on ne peut pas concevoir de retour en arrière. Il faudrait cependant avoir beaucoup d’audace ou de témérité pour prétendre dire pays par pays ce qui va se passer.
Quel peut être l’impact de ces révolutions sur l’Union Européenne ?
Je suis content que vous parliez de l’impact des révolutions sur l’UE car l’on se pose toujours habituellement la question de ce que « peut faire l’Europe » et dans le cas présent l’Europe est en fait complètement hors du jeu.
Je pense que l’impact va se faire sentir pour tout le monde. Premièrement, ces évènements prennent complètement à contre pied tous les discours sur le « conflit des civilisations ». Il y a d’importantes communautés musulmanes ou d‘origine musulmane dans quasiment tous les pays d’Europe, et l’on assistait à la veille de ces révolutions au développement d’un discours désignant les musulmans comme boucs émissaires en raison des difficultés de l’Europe dans la globalisation, car l’Europe est un continent qui vieillit, qui ne s’adapte pas bien à la globalisation à l’heure actuelle, et pour justifier ce discours islamophobe on développait l’idée que les pays arabes ou le monde musulman étaient incapables de se moderniser. D’une certaine façon ce qui vient de se passer est affreux pour toutes les extrêmes droites ou droites radicales européennes, leur discours antimusulman et xénophobe est pris à contre pied.
Une autre chose qui vient immédiatement à l’esprit c’est le débat sur la question de l’universalité de la démocratie : quel va être l’effet de ces révolutions sur la Chine, le pays qui se modernisait sous une dictature communiste? Car il y a un certain nombre de régions du monde où l’on estimait que l’aspiration démocratique n’était pas possible, mais maintenant tout devient possible, il faut tout regarder cas par cas.
Les conséquences géopolitiques sont également très grandes. Si l’on voit finalement émerger en Egypte un régime démocratique stable ou une forme intermédiaire plus libérale, je ne pense pas du tout que cela puisse mener à la guerre contre Israël, je n’y crois pas du tout. Par contre, l’existence de la bande de Gaza, de la plus grande prison à ciel ouvert de la planète, n’est plus possible. On a toujours pensé que la bande de Gaza était une enclave dans l’espace israélien mais en vérité ce qui permettait l’existence de cette prison c’était la fermeture de la frontière égyptienne du fait de l’existence du régime Moubarak patronné par les Etats-Unis.
De façon générale, tout va être perturbé car une bonne partie du jeu géopolitique au Moyen Orient était fondé sur l’idée que le monde arabe était incapable de démocratie. Il y a tellement de choses à envisager que je suis moi-même un peu débordé !
En parlant d’impact géopolitique, ces crises vont-elles modifier la place et le rôle de la Turquie par exemple ?
La Turquie a des rapports très compliqués avec le monde arabe. Les Turcs sont musulmans mais l’Empire ottoman a dominé l’ensemble du monde arabe. Le régime hérité d’Atatürk était un régime modernisateur autoritaire avec une colonne vertébrale militaire, une laïcité très agressive, c’était en quelque sorte une démocratie sous surveillance militaire. L’arrivée à maturité de la démocratie en Turquie s’est vraiment faite avec l’arrivée des islamistes modérés qui d’ailleurs, très consciemment, se comparaient à la Démocratie Chrétienne allemande. La Turquie a de plus un modèle économique qui fonctionne très bien actuellement, elle peut donc devenir un point de repère, en particulier pour l’Egypte avec qui elle partage un niveau d’endogamie très faible, aux alentours de 15%.
Mais l’Iran est aussi un cas très important. La première des révolutions du monde musulman au Moyen Orient, il faut le répéter, c’était la révolution islamique khomeiniste. En 1979 le taux d’alphabétisation des jeunes adultes en Iran a dépassé le taux de 50% . Le cycle révolutionnaire en Iran rappelait beaucoup la Révolution française ou la Révolution russe où la fécondité des femmes avait baissé après la première étape des révolutions. En Iran, le niveau d’endogamie n’était que de 25% et il faut rajouter que le chiisme en tant que système religieux est un accélérateur de révolution. Si l’on se place dans une perspective révolutionnaire, on pourrait établir des parallélismes entre le couple protestantisme/catholicisme, et le couple chiisme /tradition sunnite. Non pas que le chiisme soit une religion de gauche ! Mais le chiisme pense que le monde est injuste, que l’interprétation des textes religieux est importante et le chiisme est un accélérateur de révolution. C’est pour cela qu’après la fin de la Révolution, la fécondité en Iran a baissé extrêmement vite. Elle était en 2005, comme en Tunisie, de 2 enfants par femme, elle doit être maintenant de 1,8.
Je sais qu’actuellement tous le monde estime que les révolutions du monde arabe pourraient avoir un impact sur le régime autoritaire iranien. Ca n’est pas faux car bien entendu l’aspiration libérale est très généralement partagée et n’importe quelle aspiration libérale peut déborder les frontières. Mais il faut bien voir que l’Iran est très en avance sur le monde arabe, ce pays a fait une vraie révolution en 1979. Il est actuellement dans la phase des à-coups, des imperfections de l’émergence démocratique qui pourrait correspondre à ce qu’on avait observé au début du XIXe siècle en France par exemple. La situation est un peu compliquée par les menaces américaines qui crispent le régime iranien. Le vent de révolte du monde arabe peut donc avoir des interactions avec l’Iran mais il faut bien se rendre compte que dans la séquence des révolutions du monde musulman, le premier pays révolutionnaire bien avant la Tunisie ou l’Egypte cela a été l’Iran.
Cet entretien a été réalisé avec la collaboration d'Antoine Barbry